SNOW AND THE BEAR

en VOD

Après avoir été l’une des industries du secteur les plus productives du monde au début du XXe siècle, s’être trouvé un second souffle avec la pornographie dans les années 1970 (eh oui !), le cinéma turc s’affirme désormais aujourd’hui comme l’un des plus créatifs en matière de thriller politique. Snow and the bear, réalisé par Selcen Ergun, en est l’un des derniers flamboyants exemples. En suivant une jeune infirmière, Aslı (l’excellente Merve Dizdar, primée à Cannes en 2023 pour son rôle dans Les Herbes sèches) qui débarque dans un petit village pour son service obligatoire, la cinéaste embrasse toutes les subtilités d’un pays déchiré entre ses urbains et ses ruraux, ses honnêtes gens et sa corruption endémique, sa modernité et ses croyances archaïques, sa civilisation et ses élans de violence primitive.

Conformément à l’avertissement donné dès le titre du film, la Turquie de Selcen Ergun n’a rien de celle qui tente d’appâter les touristes pendant l’été. La bourgade dans laquelle arrive péniblement Aslı semble à peine connaître l’électricité et l’hiver y est si interminablement rugueux que l’infirmière précédente n’a pas tenu le choc. Il n’y a pas que les routes enneigées et le froid qui découragent. Ici, on est plus habitué à serrer les dents qu’à écouter les conseils de son médecin et il est inutile d’espérer mener sa vie sans subir les commérages d’un voisinage qui n’a rien d’autre à faire qu’attendre que la belle saison revienne. Tout le monde se connaît, tout se sait et, surtout, tout se jauge et se juge, surtout les femmes. Aslı le comprend rapidement lorsqu’elle se fait rembarrer par le boucher, peu enclin à laisser son épouse enceinte se reposer, comme l’a pourtant préconisé l’infirmière. Elle le comprend encore mieux lorsque le boucher disparaît et que tout le village accuse Samet, un jeune homme un peu sauvage visiblement plus proche des ours qui terrorisent les villageois que de ses pairs.

Tout le talent de mise en scène de Selcen Ergun consiste à instaurer un trouble dans l’ennui dévorant de cette bourgade isolée, dont absolument tout le monde rêve de partir un jour. La caméra de la réalisatrice colle son héroïne, l’isole et épouse parfaitement son embarras à mesure que l’hostilité du village lui apparaît plus nettement. Chaque scène se tient en équilibre entre les intérieurs, chauds et rassurants, et les extérieurs glacés, balayés par le vent et le danger. Selcen Ergun s’amuse aussi beaucoup avec le son, faisant surgir ses personnages secondaires comme autant d’intrus dans l’oreille d’Aslı et celle du spectateur avant qu’on ne les voit. En résulte un film parcouru d’une tension sourde, un drame feutré où tout se joue autant à l’image que dans la tête de sa protagoniste.

C’est ce mélange de thriller et de conte moral qui donne à Snow and the bear toute sa dimension politique. En creux, Selcen Ergun brosse un portrait sévère de son pays, incapable d’accueillir le progrès (ici celui de la médecine, symbolisé par l’infirmière) sans réticence, lent à se défaire des carcans patriarcaux et gangrené par une corruption et un copinage qui entravent son développement (à plusieurs reprises, le père d’Aslı lui propose de faire jouer ses relations pour la sortir de ce trou). Il y a, pourtant, de la lumière dans sa façon de filmer les nouvelles générations, et notamment les jeunes filles qui promettent de s’enfuir et de ne pas se marier avec des hommes qui ressemblent à leur père. Selcen Ergun dédie d’ailleurs Snow and the bear « à tous ceux qui attendent avec espoir la fin d’un hiver interminable ». Car les villageois le garantissent à Aslı dans le film : une fois la neige fondue et l’herbe redevenue verte, cette Turquie ressemble au paradis.