LETTRE D'AMOUR

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Les années 1950 sont la plus belle décennie du cinéma nippon et Kinuyo Tanaka en est l’un des principaux visages, tournant avec tous les plus grands maîtres (La Mère de Naruse, L’intendant Sansho et les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, Fleurs d’équinoxe d’Ozu). Star dès le muet, véritable icône nationale, elle devient aussi alors la seconde et à ce moment la seule réalisatrice du cinéma japonais : à part peut-être Ida Lupino aux États-Unis, il n’y a nulle part d’équivalence dans le système pré-moderne des studios. Son premier film est un saisissant document sur le Tokyo d’après-guerre, que Tanaka filme en conditions semi-documentaires, avec beaucoup de décors extérieurs dans la ruche de Shibuya – un défi technique à l’époque et une rareté qui la rapproche des néoréalistes italiens.

Si Lettre d’amour filme sans détours les lieux, c’est aussi et surtout la société japonaise qui y apparaît à nu, prise plein cadre avec les complexes et les tabous de la guerre, de la place des femmes au legs refoulé de l’occupation américaine. Le personnage de Michiko, sorte de tondue en ce qu’elle a intimement pactisé avec les G.I. ennemis, n’est jamais condamné par le regard de Tanaka, qui pour autant ne s’économise pas de dépeindre avec fidélité le dégoût et la trahison que les révélations de ses secrets inspirent au parangon de droiture que représente au centre Reikichi. C’est un peuple K.O. debout, encore totalement sonné, que montre le film, attaché à faire sentir l’infinie doublure de tragédies personnelles que le conflit a cousu sous la trompeuse résilience de la société japonaise.

Document précieux sur les remous du système de valeurs japonais à l’aube de la reconstruction du pays, Lettre d’amour est aussi et surtout un premier film cinglant de maîtrise, tramé de plusieurs séquences d’une impressionnante sophistication, jouant des perturbations physiques de l’environnement avec une virtuosité de grand formaliste – retrouvailles amoureuses dans un tourbillon de foule, pluies diluviennes, disparitions dans l’obscurité brumeuse… Mélodrame sociétal, témoignage d’époque, c’est avant tout l’acte de naissance d’une cinéaste.